Au cours de nos discussions, il arrive que nous évoquions plus particulièrement un père, une mère, un ancêtre. L'interlocuteur rassemble les souvenirs dont il dispose, ce qu'il a entendu de ses père et mère, de ses grands-parents, ou d'autres membres de la famille. Parfois, des documents conservés pendant plus d'un siècle nous permettent d'opérer des recoupements ; d'autres fois, nous émettons des hypothèses. Toujours est-il qu'il est possible (et fascinant) de consacrer quelques pages, ou même un chapitre, à ce fond mémoriel familial qui rejoint l'histoire du collectif.
Le récit de vie est, dans la grande majorité des projets, une histoire où chacun s'inscrit dans son époque, ses conditions socio-professionnelles et son histoire familiale. Ces écrits trouvent des lecteurs parmi toutes les générations.
Dans le récit de vie de Gervais Bernard, intitulé "Sous le clocher de Roquetoire", nous abordons la participation de son père, Jules Bernard, à la Première Guerre mondiale.
L'extrait présenté ci-dessous s'est créé par le biais des documents conservés et des informations dont nous disposons sur les avancées des régiments.
Avec l'aimable autorisation de Mme Bruge, fille de M. Bernard.
"Quand je naquis dans les années Trente, la Grande Guerre était finie depuis quatorze ans, mais elle hantait encore les esprits de ceux qui l’avaient vécue. Ch’Père Jules, comme j’aimais l’appeler, avait fait la guerre, comme les jeunes gens de sa génération et d’autres membres de notre famille. Nous écoutions les anecdotes que chacun voulait partager. Je tiens en ma possession une kyrielle de documents venant de mon père pour qui j’éprouve de l’admiration... J’ai encore sous les yeux le livret militaire de notre jeune soldat. Grenadier-voltigeur, deuxième classe dans le 165e régiment d’infanterie dont la devise était « Sans peur et sans reproche », Jules Bernard fut incorporé le 20 avril 1915 pour affronter les batailles de la Marne, de Verdun, de la Somme.
Il connut également ces fameux événements que l’on appelle la Trêve de Noël, des instants uniques et officieux, où les troupes allemandes et les troupes alliées cessèrent le feu.Il évoqua le fait d’avoir échangé des cigarettes avec les Allemands.
Mais l’année 1916 commença dès le mois de février par la bataille meurtrière de Verdun, les hommes se perdaient un à un. Du 15 au 20 février, l’Armée renforça le front défensif. Les Allemands firent une percée dès le 21 février, date à laquelle Jules Bernard était sur le front. Le premier bataillon français se positionna entre la route du Haumont et le bois des Caures, les deuxième et troisième bataillons restèrent en réserve à Vacherauville. L’offensive allemande était féroce, les combats se poursuivirent la nuit, les soldats français évitèrent de reculer même si l’intensité de l’attaque était d’une virulence inimaginable. Ils campèrent sur leurs positions au niveau de la ligne de la grand-garde. Le 22 février, cette ligne fut dépassée par les Allemands. Le troisième bataillon dut quitter la cote 344 et s’établir à la ferme d’Anglemont pour soutenir enfin le premier bataillon, à bout de souffle, affaibli par le nombre de pertes subies.
Dans la nuit du 22 au 23 février, les ripostes avaient pour objectif de limiter cette offensive. Alors qu’une contre-attaque s’engageait vers la corne sud du bois d’Haumont, une autre s’attachait à lutter pour se positionner sur la ligne de résistance à l’intérieur du bois des Caures. C’était un théâtre de l’horreur. Beaucoup furent tués, blessés, ou encore faits prisonniers. Les hommes des premier et deuxième bataillons luttèrent dans une configuration apocalyptique, entre les obus, la puissance des bruits et des jaillissements de terre. Ils se dépêchèrent ensuite de rejoindre le troisième bataillon vers la ferme de Mormont dans une course effrénée, où certains trouvèrent, au pire la mort, au mieux de sérieuses blessures de guerre. Lors de ce fameux jour du 23 février 1916, Jules Bernard reçut un éclat d’obus au bois des Caures. Blessé, il fut hospitalisé à l’hôpital de Vittel en raison « d’une plaie sur la face externe de la cuisse gauche », peut-on encore lire sur son livret de soldat.
Ensuite, son régiment partit sur le littoral belge du 19 avril au 8 octobre 1916. Puis il fut établi dans la Somme jusqu’à la fin de l’année. Au cours de l’année 1916, la famille Bernard fut endeuillée. Mon grand-père Victor Bernard perdit un frère à Verdun : Auguste Joseph Bernard (1879-1916). À la fin de sa permission, il avait rencontré mon père dans le train. Au cours de leur conversation, il lui avait fait comprendre qu’il ne reviendrait plus... Curieuse prémonition des soldats... Les villes et villages de France déplorèrent la perte d’hommes. Les femmes, les mères, les jeunes épouses, les fiancées attendaient des nouvelles du front ; elles étaient, une par une, touchées par le conflit. C’était la perte d’un fils, d’un père, d’un frère, d’un cousin, d’un neveu, d’un ami, d’un voisin...
Au début de l’année 1917, mon père fut redirigé vers Dunkerque pour aller à Nieuport. Le 20 juillet, Papa tomba d’un camion en Belgique alors qu’il déchargeait des obus de gros calibres. Ses blessures étaient telles qu’il dut être évacué vers l’hôpital d’Amiens. Mais c’est le 10 avril 1918 qu’il lui arriva l’anecdote la plus spectaculaire à propos de ses faits de guerre : sa fameuse blessure au coude. Alors qu’il était en manœuvre de repérage avec son lieutenant, il reçut une balle qui traversa son bras et s’arrêta sur la poche de sa veste où était rangé son portefeuille lequel fit obstacle à un tir fatal. Il n’en revenait pas. Et quand nous racontons encore cette anecdote, elle déclenche l’étonnement. Imaginez que nous ne serions pas là si la balle avait atteint le cœur.
Être sauvé par son portefeuille... La vie ne tient qu’à un fil...
Son lieutenant lui avait promis en cours de route de rendre compte de sa bravoure en lui disant : « T’as droit à une citation, et à une belle citation. » Malheureusement ce lieutenant mourut dès le lendemain et il n’eut pas le temps d’écrire son rapport... Si le lieutenant avait survécu à la guerre, je ne serais sans doute jamais né à Roquetoire. Une amitié s’était créée entre les deux hommes et le lieutenant promettait un emploi à mon père dans la région lyonnaise. Il lui avait dit :
« Quand la guerre sera finie, tu viendras à Lyon, j’ai du travail pour toi. » Ces projets partirent avec le décès du lieutenant.
Ainsi, au milieu des notes laissées sur son livret militaire, nous pouvons lire : « Le grenadier-voltigeur Bernard est un excellent sujet qui se montra très zélé à l’accomplissement de son devoir. » Parmi les objets de « mon héros » que je conserve précieusement, figurent la croix du combattant, la croix de guerre 1914-1918 avec deux étoiles, l’une pour une citation à l’ordre du régiment et l’autre pour une citation à l’ordre de la division, et une médaille militaire de 1870. La mention de la citation à l’ordre du régiment est la suivante : « Un soldat, ayant toujours eu une belle attitude au feu. Il a été blessé deux fois dans l’accomplissement de son devoir. » Mon père revint de cette guerre meurtrière. Quand il obtenait une permission, les larmes envahissaient ses yeux à chaque fois qu’il revoyait le paysage de son enfance. Et lorsqu’il sortit de cet enfer et qu’il aperçut le clocher de son village natal, ce ne fut pas sans émotion..."
© Camille auteure biographe
Vous pouvez retrouver les détails des aventures du 165e régiment d’infanterie pendant la guerre 1914-1918 sur Internet par le lien suivant :
https://horizon14-18.eu/wa_files/165eRI.pdf