CAMILLE AUTEUR BIOGRAPHE

Ecrire ses mémoires : le récit de voyage

Parmi les souvenirs, le thème du voyage… Des récits comme ceux de Philippe Blot partagent le désir d’exploration, l’envie de découverte, la nécessité de bouger.

Doté d’un vif esprit d’indépendance, il a réussi à adopter un style de vie bien organisé afin de voir le monde tel qu’il voulait le découvrir. A 80 ans, il continue toujours à se lancer des défis et il trouvait original d’évoquer ses souvenirs dans un livre.

Un extrait de l’un de ses voyages : L’Inde en auto-stop (en 1967) 

Avec l’aimable autorisation de Philippe Blot. 

« Faire de l’auto-stop en Inde était périlleux. Bon nombre d’auto-stoppeurs chevronnés avaient renoncé à un tel projet. Nous montâmes dans une première voiture : nous fîmes dix kilomètres ; une deuxième voiture nous embarqua pour 500 mètres et une troisième pour une courte distance ! Il nous restait 7 000 kilomètres à parcourir ! Finalement nous rencontrâmes deux Sikhs dont le turban enroulé sur leur tête faisait ressortir leurs yeux noirs et profonds. Ils conduisaient un camion pittoresque à la cabine en bois décorée de dessins naïfs colorés. Nous nous glissâmes tant bien que mal parmi les plaques de fibrociment qu’ils transportaient. Le camion roulait à 25 km/heure environ et s’arrêtait tous les dix kilomètres pour remettre de l’eau et de l’huile tant le moteur chauffait. Sur 50 kilomètres parcourus, nous subîmes deux crevaisons ! Plus tard dans la nuit, nos chauffeurs Sikhs s’arrêtèrent, ils nous parlèrent d‘english vinegar et ils nous demandèrent de les suivre, ce que nous fîmes sans trop comprendre l’objet de notre visite. Nous marchâmes une dizaine de minutes dans la brousse et ce ne fut pas un instant très rassurant. Enfin, nous arrivâmes dans la case d’un vieil indien dont le visage était dévoré par des croûtes sanguinolentes, symptômes de la lèpre. Il nous présenta une bouteille de whisky, l‘english vinegar ! Nos modestes finances souhaitées pour ce voyage particulier n’eurent pu supporter un tel investissement d’autant plus que nous étions au commencement de notre périple, il aurait fallu débourser 25 roupies soit 15 francs, une sacrée somme à ponctionner sur notre budget de 200 francs ! Nous reprîmes la route et nos chauffeurs nous mirent dehors vers 5 heures du matin après avoir essuyé trois crevaisons en chemin, ce qui faisait de nous des possédés du « mauvais œil », croyance très soutenue dans les mentalités orientales. Entre ces crevaisons, le moteur en ébullition, l’épisode raté du whisky, nos deux compères ne voulaient plus prendre de risques ! Nous venions de parcourir 100 kilomètres en 22 heures ! Nous décidâmes de reprendre des camions comme moyen de locomotion.

 

Le 20 juillet, l’un de ces camions nous déposa sur la route en ne nous laissant pas le temps de prendre nos affaires : plus de sac de couchage, plus de passeport, plus de billet de retour ! L’angoisse commença à monter. Nous restâmes ainsi au moins trois heures sur le bord de la route lorsque notre chauffeur réapparut en nous rendant notre paquetage avec le sourire et sans dire un mot ! Un profond soulagement s’empara de nous et nous observions un peuple bien différent ! Trois heures d’attente et ce chauffeur qui revint sans mot dire pour nous tendre nos affaires ! Incroyable ! De part la patience de l’Indien, nous découvrîmes une nouvelle notion du temps divergente de celle des gens pressés d’Occident.

 

Dès le troisième jour, nous abandonnâmes déjà l’idée de circuler en voiture et nous choisîmes uniquement les camions d’entreprises qui transportaient tous les types de matériaux de construction (du charbon, du ciment, des caisses de bouteilles…). Une fois, nous voyageâmes même à bord d’un camion transportant des peaux de mouton séchées mais nous dûmes nous cacher en-dessous d’une bâche pour ne pas être vus de la police. L’odeur de la peau de bête de mouton nous poursuivit pendant trois jours ! Il arriva que nous eûmes la chance de nous poser dans la cabine du routier qui faisait sa prière toutes les heures, brûlait de l’encens, parfois chantait. Un chauffeur pakistanais nous enduisit même le visage d’un liquide gras inconnu, soi-disant pour nous purifier. Autant de pratiques incongrues que nous découvrions dans l’immédiateté de notre arrivée. Pour pratiquer l’auto-stop, nous rusâmes de stratagèmes. La population très intriguée par la présence de blancs, au bord de la pitié, souhaitait plutôt nous faire voyager en bus ou en train, moyens de transport impossibles pour notre défi. Au lieu de perdre du temps à expliquer nos motivations, l’un de nous les occupait à les intéresser avec l’appareil photos tandis que l’autre se chargeait d’intercepter l’un des rares véhicules de passage. Cependant, nous dûmes faire une entrave à notre contrat à Ahmedabad quand un chauffeur de pousse-pousse nous expliqua qu’il n’y avait qu’un véhicule par jour qui circulait sur cette route et s’arrêtait 70 kilomètres plus loin. Et cinq heures d’attente plus tard, nous nous décidâmes à prendre le car local. Lorsque nous rentrâmes dans le car bondé, il régnait une odeur épouvantable et nous fîmes figure de bêtes curieuses à observer. Entassés les uns sur les autres, nous nous acheminions à la vitesse de 15 km/heure. Après plusieurs heures parcourues sur une route déserte, nous arrivâmes dans un village isolé où nous remarquâmes la présence d’un camion. Après discussion avec le chauffeur, nous étions pris ! Et ce fut reparti pour un périple de 100 kilomètres au cours duquel nous écopâmes de quatre crevaisons ; les pneus avaient des trous gros comme mon poignet ! Mais notre chauffeur, d’une impassibilité courtoise, réitéra son geste par quatre fois sans énervement !

 

Vers trois heures du matin, nous arrivâmes à Udaipur où nous logeâmes dans une petite cabane trouvée sur le bord de la route. Notre repos fut de courte durée, les pluies diluviennes étaient telles que la cabane en piteux état ne parvenait pas à les retenir. Nous reprîmes la route. A la sortie d’Udaipur, un colonel à l’allure sympathique à bord d’une jeep s’arrêta. Il nous invita à la caserne pour prendre le thé puis il nous reçut chez lui, dans une villa splendide. Délassés par cette pause charmante, nous reprîmes la route dans un camion de sable à bord duquel nous nous dirigeâmes vers la montagne. Nous regardions le paysage, étions séduits par le charme pittoresque des petits villages qui détenaient des vestiges d’anciens temples. Vers 22 heures, alors que nous étions en pleine brousse, nous nous arrêtâmes dans un petit village de quelques cases au décor d’un conte de « Mille et Une nuits ». A la lueur de petites lampes à pétrole, les visages de nos hôtes s’illuminaient pour les rendre plus mystérieux et étranges. Tandis que des hommes et des femmes dormaient à même le sol, d’autres priaient, plus loin des enfants jouaient dans le plus grand calme alors qu’un vieux patriarche préparait quelques galettes d’orge et faisait chauffer du thé dans un four de terre cuite. Le silence calme et reposant se teintait de sons d’oiseaux et d’insectes. Et dans cette quiétude inconnue et pure, nous, les premiers blancs de leur existence, partageâmes leur boule de pain d’orge avec un oignon cru, notre seul repas de ce jour… Nous nous endormîmes sur un banc de fortune. A 2 heures du matin, le réveil fut abrupt mais nous dûmes partir pour la direction d’Ajmer. Nous traversâmes un véritable désert de sable et de rochers pendant cinq heures. Arrivés sur les lieux, nous étions sales et épuisés de ces nuits sans sommeil.

 

Dans la journée, nous arrivâmes à dos d’éléphants à Jaipur, une ville ancienne très romantique qui arbore fièrement une citadelle féerique. Entourée de murailles, cette ville rose nous incitait à découvrir ses beautés distinctes au travers des rues. Nous étions contemplatifs aussi de la population, coiffée de turbans de couleurs vives et variées, qui occupait les lieux nous donnant ainsi l’observation de jolies scènes de rues. Deux heures plus tard, nous trouvâmes une voiture, l’unique de notre voyage. Nous découvrîmes une région splendide. Alors que la route encastrée dans la terre rouge filait à plus vives allures, nous nous régalions du trajet à la vue d’animaux en tous genres ; des paons par milliers, des singes, des vautours, des perroquets jalonnaient notre chemin. Comme il arrivait à destination, le chauffeur nous offrit le thé dans un village typique, fidèle à un décor de cinéma. Nous le remerciâmes pensant que nos routes se séparaient ici. Pour autant, il nous convainquit de nous véhiculer jusqu’à Dehli, à 160 kilomètres de là. Et devant son entêtement, nous cédâmes, certes gênés, mais à 23h30 nous y étions ! Notre chauffeur reprit la route aussitôt sans accepter une collation ! Un Français en ferait-il autant ? Nous prîmes deux jours pour visiter la capitale. Nous observâmes qu’il y avait bel et bien deux Delhi, deux aspects contrastés alimentant le charme, entre l’ancienne cité des empereurs mongols construite par Shah Jahan et la ville moderne bâtie par les Anglais en 1931. Tandis que nous parcourions de larges avenues et des bâtiments imposants, reflets de la ville moderne, nous fûmes consternés par la misère des quartiers anciens où flottait une atmosphère orientale à l’odeur particulière dans laquelle évoluaient des corps endormis, disposés sur le sol des rues étroites.

 

Durant deux journées, nous visitâmes la ville et nous prîmes enfin le temps de nous laver et de nous reposer. Cette pause bourgeoise s’acheva par une visite aux policiers à la sortie de la ville qui nous offrirent le thé avant de nous remettre en route ! Nous trouvâmes un camion qui nous déposa au village suivant ; un nouveau chapitre de nos aventures s’ouvrit. Les rues étaient crasseuses et parcourues de sangliers qui jouaient avec des chiens tandis qu’ils prenaient le temps aussi de venir nous renifler. A un moment donné, une voiture particulière s’arrêta à nos côtés avec deux Européens et deux Indiens. Ils voulurent se faire servir leurs boissons dans leur voiture afin d’éviter la peine de descendre, ils ne nous adressèrent aucun regard. Leur dédain évoquait les attitudes méprisantes des petits bourgeois colonialistes ; nous étions gênés pour eux. Nous souhaitions nous reposer et nous choisîmes de dormir sur un lit indien, trouvé sur le bord de la route. Avant de nous installer, nous tapâmes pour évacuer les bestioles : cancrelats, puces, punaises,…

Dès le petit matin, nous reprîmes notre baluchon et nous montâmes à bord d’un camion de pierres. Nous descendîmes à Agra où nous vîmes le Taj Mahal, édifié par l’empereur Sha Jahan en souvenir de son épouse Muntz Mahal, la plus belle mausolée du pays, ornée de pierreries, de cornaline, de jade, d’agate…

 (…)

Située sur les rives du Gange, Bénarès était une ville sainte des Hindous et elle accueillait des pèlerins des quatre coins de l’Inde, soutenus par leur foi dans l’avenir, en train de vivre le présent avec calme et résignation et de se projeter dans la réincarnation. Terre de nourritures spirituelles, elle nous offrit le loisir de contempler des rituels importants de la vie religieuse. Sur les bords du Gange, les pèlerins allaient se baigner et s’installaient sur des ghats dès les premières lueurs de l’aube, ils orientaient leurs visages vers le soleil levant et rejoignaient leurs mains pour prier. Des cortèges d’hommes, protégés par des parasols, conçus en feuilles de palmier, distribuaient des poudres aux couleurs vives afin que les pèlerins s’en enduisent le front. Nous admirions la sagesse avec laquelle ils évoluaient pour obéir à l’ensemble des rituels demandés dans un calme religieux. Selon leur croyance, tout homme qui a mené une vie exemplaire sur terre bénéficierait d’une vie céleste.

Subitement, alors que les rayons du ciel matinal commençaient à caresser le fleuve, le grand amphithéâtre aux milliers de gradins se mit à grouiller de vie. Nous assistions à un kaléidoscope de scènes multiples dans lesquelles les ghats reflétaient des coutumes d’un autre temps et la foi simple du peuple. Nous vîmes des prêtres vêtus de leur robe ocre, des fakirs couverts de cendre, des pèlerins, des chèvres, des vaches et des taureaux sacrés. Les passants aspergeaient des statues avec l’eau sacrée du Gange, faisaient des offrandes florales à leurs divinités, à Brahma le créateur, à Vishnou le protecteur, à Siva le destructeur, le plus populaire à Bénarès où une centaine de temples lui étaient consacrés. Ce foisonnement de vie s’orchestrait calmement, les animaux et les hommes marchaient de concert pour marquer la force d’une procession illustre. L’homme était en attente d’une rédemption ou d’une vie meilleure ; tandis que les uns priaient, d’autres allaient jusqu’à s’infliger des châtiments corporels.

Arrivés au soir, nous longeâmes le Gange où des cadavres étaient brûlés sur différents feux de bois d’une façon toujours très calme d’aborder la vie (quand ils avaient connu une mort indigne, ils étaient directement jetés dans le fleuve). Seuls les riches bénéficiaient de ce traitement de faveur. Pour avoir son cadavre brûlé au bord du fleuve, il fallait payer son transport, ce qui pouvait prendre des jours de traversée ; les plus pauvres se contentaient d’envoyer leurs cendres à jeter dans le Gange. Cette parenthèse de spiritualité et de rites nous offrit une découverte fantastique du pays qui se teintait de mystères au fur et à mesure que nous cherchions à en connaître les usages. Dans ces moments contemplatifs, tout ce que l’Inde nous apportait de mystères la rendait encore plus intrigante.

Nous reprîmes une fois de plus nos baluchons et notre bord de la route pour attendre pendant 22 heures (notre record !) un camion rempli de bouteilles. Nous avions réussi à monter la garde chacun une heure sur deux pour pouvoir dormir. Nous nous installâmes à l’arrière du véhicule et après nous être lovés parmi les marchandises, nous passâmes notre meilleure nuit en qualité de sommeil depuis notre arrivée en Inde ! Notre chauffeur était à tel point sympathique qu’il nous mena jusqu’à Calcutta. Les adieux étaient difficiles, notre chauffeur avait les larmes aux yeux. Après la photo d’usage, il nous donna son adresse pour lui envoyer une lettre dès notre retour…

(…)

Après ce spectacle de misère humaine, nous gardâmes notre esprit de découverte et nous visitâmes la ville à travers ses monuments principaux parmi lesquels nous fûmes marqués par le temple de Parasnath. Bâti par un joailler du vice-roi en 1867, il est un ensemble étincelant de mosaïques, de cristaux, de diamants, de rubis, de perles, de corail et d’une infinité de pierres précieuses. Dédié au prophète Jaïn, son grand autel arbore une statue de marbre blanc dont le front porte un splendide diamant et repose sur des fleurs de lotus en argent. Les Jaïns sont les sectes les plus importantes de l’Inde, l’une de leurs caractéristiques est le refus de tuer toute créature vivante y compris les animaux et les insectes. Pour passer la nuit à Calcutta, nous nous rapprochâmes d’une auberge de jeunesse et nous dormîmes dans un lit ! Au matin, nous décidâmes de quitter la ville trop malsaine, aux pluies incessantes, à l’air trop rare. »

 

© Camille auteure biographe 

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